Les influences littéraires viennent souvent du coté le plus inattendu .Nombre de grands auteurs n'ont pas hésité à parler d'œuvres fort éloignées de ce que les élites intellectuelles ont coutume de considérer comme la "haute culture". Ainsi Sergio Pitol nous confie-t-il, dans cet essai, son penchant et ses amours pour " La Familia Burron ", ce miroir inépuisable de notre idiosyncrasie
Je passe en revue les documents du livre auquel je travaille. Un livre qui aspire à être un registre de faits, l'histoire d'une éducation encore inachevée. Et j'y découvre des résidus de snobisme dont je croyais m'être libéré. Entre autres, la tendance à citer des lectures indiscutablement prestigieuses. Je ne les ai certes pas inventées. Je n'ai pas falsifié cette énumération Je ne souhaite nullement faire figure de lecteur délicat. Il n'en est pas moins vrai que j'ai exclu de ces notations des lectures plus plébéiennes, disons plus normales, qui ont cependant joué dans ma vie un rôle terriblement important.
Je me suis toujours refusé à lire les livres imposés par la mode. La géographie de mes lectures a été tracée un peu au hasard, par destin ou tempérament, et beaucoup par hédonisme. Je suis fasciné par les excentriques J'ai commencé à fréquenter l'univers romanesque de Ronald Firbank il y a plus de quarante ans, à une époque où même en Angleterre, son public était presque inexistant Je m'intéresse également aux romans ésotériques de H. Myers qui ne sont lus que par une minuscule poignée de fidèles. Et j'ai écrit sur Flann O'Brien lorsque At-Swimm-Two-Birds ne comptait encore que quelques douzaines de lecteurs, tous disposés à mourir pour ce texte exceptionnel.
J'essaye de me surveiller, de ne pas m'inventer des goûts, de ne pas me limiter. Je pourrais certes citer des titres prestigieux et assurer qu'ils font partie de mes livres de chevet, Mensonge. Au cours d'un voyage à New York, il y a mille ans de cela, une amie me persuada d'acheter les six volumes de The Thale of Genji, écrits par Madame Murasaki au dixième siècle de notre ère et traduits en anglais par l'éminent Arthur Waley. Mon amie était certaine qu'à mon retour à Mexico je ne manquerais pas de dévorer sur le champ ces volumes qui, rédigés voici dix siècles, m'avaient patiemment attendu pendant si longtemps. Mon amie ne me dit pas que ces textes exerceraient un jour une influence sur mes œuvres, car à l'époque je n'avais pas la moindre idée que je commencerais un jour à écrire. En tous cas, l'influence ne s'est pas exercée, pour la simple raison que ces volumes, dont les pages n'ont même pas été coupées, demeurent inviolés dans la petite section de livres japonais de ma bibliothèque. Je n'ai pas lu non plus l'Alexiada, d'Anne Conmène, trouvée dans une reluisante librairie d'occasions proche de l'Hotel Metropol de Moscou, une édition en superbe état, traduite en Anglais par Elizabeth Dawes. Le gérant de la librairie me fit une petite conférence sur cette œuvre qu'il présentait comme "la rose d'or des lettres byzantines. Je l'ai parfois feuilletée, mais jusqu'à maintenant je n'ai pas trouvé le courage de poursuivre plus avant ma lecture. Enfin, puisque je suis en train de me confesser, je déclare n'avoir jamais lu Parerga und Paralelipomena de Schopenhauer, ce livre qui a transformé la vie de Borges, de Mann et de bien d'autres écrivains célèbres. Au point où j'en suis, je crains de ne jamais lire cet ouvrage, Par contre, je suis persuadé que je relirai encore plusieurs livres de Dickens, cet auteur qui, dans ma jeunesse, faisait froncer les sourcils à certains esprits selects.
La lecture est un jeu secret d'approximations et de distances. C'est aussi une loterie. On arrive à un livre par des chemins insolites. On rencontre un auteur de façon apparemment accidentelle et ensuite on ne peut jamais cesser de le relire. J'ai cité dans des articles, dans des entrevues, dans le texte même de mes romans, plusieurs auteurs dont j'estime être l'obligé. Mais, si mes souvenirs sont exacts, je n'ai jamais mentionné l'une de mes sources principales. Récemment, alors que j'écrivais une note sur Carlos Monsivais, j'ai trouvé , dans son anthologie de la chronique, quelques pages consacrées à Gabriel Vargas , Retrouver l'image de Borola, la voir agiter presque à la façon d'une pelote, son petit corps d'échassier, ceci a eu pour moi la signification de véritables retrouvailles. Elle chantait en dansant sa chanson de bataille :
oui, je remue beaucoup les hanches, je les agite en cheminant, Pourquoi nous désespérer ? Je ne saurais y remédier, en faisant ainsi cuchichi cuchichi.
En faisant ainsi cuchichi cuchichi. .J'avance avec précautions, en faisant des arabesques, comme si je craignait d'arriver à l'inévitable confession. Ma dette envers Gabriel Vargas est immense. Mon sens de la parodie, mes jeux avec l'absurde me viennent de lui, et non de Gogol ou de Gombrowicz, comme j'aimerais le croire, Qui est Gabriel Vargas demanderont certains lecteurs. Eh bien, c'est un fabuleux auteur de bandes dessinées. L'une de ses séries, peut être la plus fameuse, s'intitule : La Famille Burron.
Au milieu de l'année 1953, au retour d'un séjour de plusieurs mois au Venezuela, j'ai retrouvé, en rentrant à l'Université, deux amis très chers : Alicia Osorio et Luis Prieto. Ils m'ont accueilli avec la plus grande cordialité et, au bout de quelques instants, ils ont commencé à me parler de Borola, de Reginito, de Cristeta et de Ruperto, et ils riaient aux éclats en rappelant les polissonneries de ces extravagants personnages. Chaque fois que je tentais d'introduire dans la conversation, le récit de quelque incident de mon voyage - les escales à La Havane et à Curaçao, le séjour au Venezuela, et surtout les épisodes de mes premières traversés maritimes, à bord du Francesco Morossini et de l'Andrea Gritti -, mes amis semblaient m'écouter, mais, à la première pause dans la conversation, ils revenaient au monde de Borola. Le lendemain, Luis m'a apporté à la Faculté le dernier numéro de La Familia Burron, et à partir de ce jour là, j'ai été pendant de longues années, le lecteur assidu de cette série.
Il nous est parfois arrivé, à Luis Prieto, à Monsivais et à moi-même de provoquer, au cours de repas chez des amis communs, de véritables tempêtes de rire, en citant quelque nouvel épisode de cette bande dessinée. Hors des vicissitudes de la famille Burron, rien n'avait, à nos yeux, la moindre importance. Nos amis les plus tolérants, en constatant dans quelles eaux nous barbotions, nous considéraient comme les victimes d'une tardive maladie infantile, dont nous parviendrions, dans le meilleur des cas, à nous guérir un jour. Mais certains des convives se sentaient concernés d'une certaine façon par les mésaventures des Burron, comme si ces anecdotes truculentes atteignaient des zones obscures de leur être. Ils commençaient alors à se comporter avec une courtoisie exagérée, proustienne. Ils parlaient, avec des roucoulements de colombes, de Vermeer et de Palladio, de l'argenterie héritée de grand-maman1 et de leur premier été sur la Cote d'Azur. Ils passaient de l'Espagnol au Français, en phrases brillantes et ingénieuses, comme si chacun de leurs gestes, chacune de leurs paroles avaient pour objet de mettre la plus grande distance possible entre eux et la cour commune où croupissait la famille Burron. Ils étaient déconcertés par l'apparition d'un Mexique qu'ils ne souhaitaient pas connaître, d'un Mexique joyeux, barbare, innocent et horrifiant, qu'ils ne pouvaient accepter. Un Mexique dont le langage était autrement plus vivace que leur conversation guindée et grisâtre. En prenant ses distances à l'égard de ce monde là, on pouvait oublier la tante qui s'était enfuie avec un péquenot et qui avait fini comme employée de la teinturerie française. Un fonds de commerce respectable, certes, voire même élégant, mais enfin une teinturerie... La distance permettait aussi de jeter un voile sur les incohérentes confessions finales du grand père sur les origines de sa fortune. Révélations qui, après tout, pouvaient s'expliquer par le gâtisme, mais qui, néanmoins avaient pendant un certain temps jeté le trouble dans la parentèle. Un autre des convives souhaitait écarter le souvenir d'un oncle qui rendait visite à la famille une ou deux fois l'an, avec de grandes taches de graisse sur sa cravate ou sur sa veste. Et tous les invités s'empressaient de parler à nouveau, d'une voix stridente, de Vermeer, du moment où Swan entre pour la première fois dans la demeure des Guermantes, de la sonate de César Frank, et autres thèmes de bon goût.

Nous avions coutume, Luis Prieto et moi, de rendre visite tous les quinze jours à Alfonso Reyes. Un jour, la conversation s'égara, par hasard ou volontairement, sur Gabriel Vargas et ses historiettes. Don Alfonso fit l'éloge de la façon dont Vargas avait réussi à capter et à rendre le langage populaire avec une extraordinaire stylisation mélodique. Les personnes auxquelles nous avons rapporté cette opinion, n'ont pas ajouté foi à nos paroles.
On nous accusait de blasphémer ! Et lorsque Don Alfonso lui-même répéta ces propos à l'occasion d'une interview, certains lecteurs ont du penser, qu'à l'exemple du grand père dont je parlais tout à l'heure, notre illustre polygraphe commençait à radoter.
La petite histoire de Vargas était le reflet du melting-pot caractéristique de la ville de Mexico et de son immense mobilité sociale vers le milieu du XXème siècle. La famille Burron est issue de l'union de Regino Burron - propriétaire et unique employé de El Rizo de Oro, un salon de coiffure d'un quartier pauvre - avec Borola Tachuche, son épouse, avec laquelle il vit en guerre perpétuelle. Regino est un modèle des vertus modestes d'honnêteté et d'épargne, mais il est aussi la parfaite expression de la banalité et du manque d'imagination. Borola, en revanche, incarne le changement, le désordre, l'abus, la tricherie, l'excès, et, en même temps, l'imagination, la fantaisie, le goût du risque, l'insoumission Elle est animée, avant tout et par dessus tout, d'une incommensurable aptitude à jouir de la vie. Bien décidée à conquérir le monde et à parvenir au sommet, elle se jette dans toutes les activités : les affaires, la politique, les spectacles. Et toutes ses aventures aboutissent à l'échec. Après chaque expérience, elle revient, vaincue, à son gîte, à l'horrible cour commune dont elle ne parvient pas à s'échapper. Mais à l'instant où elle revient auprès de son fidèle Regino, prête à lui demander pardon pour toutes ses extravagances et à lui jurer qu'elle ne se lancera plus dans de nouvelles aventures, elle commence déjà à échafauder une nouvelle entreprise, encore plus hasardeuse que les précédentes. Les personnages secondaires, les autres membres de la famille se meuvent dans des milieux sociaux opposés. Il y a, d'un coté, une tante Cristeta, une millionnaire, qui vit avec Marcel, sa mascotte, un crocodile avec lequel elle se baigne tous les matins dans une piscine emplie de champagne. Et voici, d'autre part, le frère de Borola, Ruperto, un ganster malchanceux, perpétuellement en fuite, dont les lecteurs ne parviennent jamais à entrevoir le visage.
Le couple central ne réussit à se réconcilier que de temps à autre : la révolte et la soumission ne font pas bon ménage. Et au delà du gîte des Burron, de cette cour commune cernée de logements misérables, s'étend un monde régi et soutenu par l'arbitraire et la corruption : policiers corrompus, inspecteurs corrompus, juges corrompus, bureaucrates corrompus.
J'imagine que l'immense majorité des lecteurs se range comme moi dans le parti de Borola, sur laquelle les récriminations, les sermons, les prédications et les conseils glissent comme le vent sur Juarez. L'effet est semblable à celui que produisent certains des romans anglais qui prêchaient la morale victorienne. Qui ne préfère l'indélicate Becky Sharp aux sépulcres blanchis qui peuplent La foire aux vanités ? Qui donc, ayant lu à l'age voulu L'Ile au trésor, ne préfère Long John Silver, le pirate impitoyable et séduisant, aux personnages solennels qui secondent Jim Hawkins dans une entreprise qui vise, ne l'oublions pas, à s'accaparer le riche trésor qui est au centre du récit ?
Dans un monde peuplé d'insupportables marionnettes de ce genre, le nom de Borola est un anachronisme. Sa seule évocation me ramène à une vitalité ambiante aujourd'hui disparue.
|